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Le vivant s'effondre : est-ce "notre" problème ?

Dernière mise à jour : 18 janv. 2022


Vous avez parlé avec passion de sauver le saumon en danger de l’Atlantique Nord, ou d’acheter des iPhones à des orphelins bulgares chroniquement déprimés, et les gens se sont bornés à hocher poliment la tête.(...) Et pas parce-que les gens sont méchants. La plupart sont gentils, modestes et plutôt aimables.(...) Mais ils ont aussi beaucoup de choses en tête, comme le boulot, les enfants, de grands rêves et de petites doléances, des séries télé préférées dont ils ne veulent pas manquer un épisode et des cartons remplis de trucs qu’ils doivent renvoyer à Amazon.” C'est ce que nous disait Srdja Popovic dans son excellent livre sur la lutte non violente. Et de fait, si après quelques rapports du GIEC et une couverture légèrement plus étoffée de la problématique climat par les médias, on arrive désormais cahin-caha à se représenter en quoi la montée des océans, par exemple, pourrait représenter un gros, très gros problème pour l'humanité, on se sent sensiblement moins concerné par le saumon de l'Atlantique Nord. D'autant que la proportion de personnes ayant déjà croisé un saumon à l'état sauvage est certainement très faible. Alors, la protection des espèces menacées doit-elle rester l'affaire d'une poignée de hippies amoureux de la nature ? L'effondrement de la biodiversité nous concerne-t-il ?


Le repas du Lion, Henri Rousseau 1907.


Prenons un instant pour ne pas parler du climat


On parle de plus en plus du dérèglement climatique, et c'est une bonne nouvelle. Mais à force de parler de la transition écologique à coups de carbone, on prend le risque d'éclipser d'autres aspects de la problématique tout aussi importants. À l’heure où le think tank Terra Nova souligne les manques du quinquennat Macron en matière de biodiversité, où le groupe international d'experts sur la biodiversité IPBES demeure inconnu au bataillon, et où personne ne semble faire le lien entre pandémie mondiale et dégradation de l'environnement, il est plus que temps de parler de l'effondrement de la biodiversité. D'ailleurs, la notion même de biodiversité, si elle est invoquée à tout va par les politiques comme par les médias, demeure obscure pour un grand nombre de français : une étude publiée par l’eurobaromètre en Mai 2019 indiquait que si 89% des français avaient déjà entendu parler de la biodiversité, seulement 53% disaient savoir ce que ce terme signifie.


La biodiversité, c'est quoi ?


Il s'agit d'un concept assez récent qui aurait été consacré en 1988 par le biologiste américain Edward Osborne Wilson. Il se serait ensuite imposé dans la terminologie politique lors du Sommet de la Terre des Nations Unies en 1992, où les Etats signèrent la Convention sur la diversité biologique. La biodiversité y était définie comme telle :


« Variabilité des organismes vivants de toute origine y compris, entre autres, les écosystèmes terrestres, marins et autres écosystèmes aquatiques et les complexes écologiques dont ils font partie ; cela comprend la diversité au sein des espèces et entre espèces ainsi que celle des écosystèmes. »

Article 2 de la Convention sur la diversité biologique, signée au sommet de la Terre de Rio de Janeiro, 1992


Pour simplifier, on peut dire que le concept de biodiversité est une façon d'appréhender l'idée même de nature : il s'agit de poser un œil sur l'extraordinaire hétérogénéité du vivant, et de la considérer comme un patrimoine à préserver. Ainsi, si la biodiversité invoque dans l’imaginaire collectif les espèces animales et végétales, elle se définit aussi à l’échelle de la diversité des milieux de vie et de la diversité génétique au sein de chaque espèce. Ces trois niveaux interdépendants sont, d’un point de vue plus global, ce qui permet la vie sur Terre.


Comment mesurer le vivant ?


S'essayer à compter une nuée d'oiseaux en plein vol ne suffit pas à se représenter la difficulté de l'exercice. En 2011, un papier était publié dans la revue scientifique PLOS biology estimant le nombre d'espèces eucaryotes à 8.7 millions, dont 2.2 millions d'espèces marines. On peut y lire que "malgré 250 ans de classification taxonomique, (...) nos résultats suggèrent que 86% des espèces terrestres et 91% des espèces marines ne sont toujours pas décrites". On nuancera ces résultats en soulignant que les méthodes employées pour estimer cette fameuse biodiversité sont sujettes à débat. Ce qui est certain cependant, c'est que les biologistes eux-mêmes méconnaissent un large pan du vivant : certaines espèces disparaissent donc très certainement avant même que l'on ait eu le temps de les découvrir. Pour mesurer la biodiversité, on s’appuie donc sur des indicateurs qui doivent permettre de servir de support de dialogue entre les différents acteurs de la protection de la nature. Avec la signature de la Convention sur la diversité biologique, les Etats signataires se sont donc engagés à publier en 2010 une évaluation précise de l'efficacité de leurs actions en faveur de l'arrêt de la régression de la biodiversité. Pour les y aider, le Programme des Nations Unies pour l'Environnement (PNUE) a compilé une liste de 236 indicateurs potentiels classés par niveau de perception (écosystème, espèce, gène) et type de milieu (forestier, animal, marin...).


Ça s'effondre comment ?


Comme un château de cartes ! Pour le comprendre, on va prendre comme référence les données de la plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES). Créé en 2005 à l'initiative de l'ONU, l'IPBES est à la biodiversité ce que le GIEC est au climat. Ses missions sont de jouer un rôle de vulgarisation scientifique auprès des gouvernements, et de renforcer les moyens des pays émergents sur les questions de biodiversité. Ici, on va s'appuyer sur quelques chiffres évocateurs publiés dans le dernier rapport IPBES de Mai 2019 :

Graphique tiré du rapport IPBES de 2019


En ce qui concerne les milieux de vie :


- 75% des terres sont "considérablement altérées"

- Plus de 85% des zones humides ont été perdues

- 32 millions d'hectares de forêt primaire et de forêt en cours de restauration naturelle ont disparu ( au profit parfois de monocultures d'arbres, ce qui ne se vaut absolument pas d'un point de vue écologique)


En ce qui concerne les espèces (animales et végétales) :


- Plus de 40 % des espèces d’amphibiens sont menacées (pour les novices, amphibiens=grenouilles, crapauds, salamandres, tritons etc... espèces pionnières de la vie terrestre)

- Près de 33 % des récifs coralliens et plus d'un tiers de tous les mammifères marins sont aujourd'hui menacés

- Quand au déclin des espèces d'insectes, le rapport indique que s'il n'est pas connu précisément, il a été suffisamment bien documenté à certains endroits pour que l'on puisse l'estimer à 10% d'espèces menacées. À mettre en perspective avec une autre étude publiée quasi-simultanément dans la revue Biological Conservation et s'appuyant sur la base de 73 recherches à long terme menées dans plusieurs régions du monde, chiffrant ce déclin à 40% d'espèces d'insectes menacés.


En ce qui concerne les populations (soit le nombre d'individus au sein d'une espèce) et la diversité génétique :


- L'abondance moyenne des espèces locales dans la plupart des grands habitats terrestres a diminué d'au moins 20 % en moyenne depuis 1900 (abondance des espèces=une manière de quantifier le nombre d'individus d'une même espèce par unité de surface).

- Dans le monde entier, les variétés locales de mammifères et de plantes utilisées à des fins agricoles disparaissent, menaçant directement notre sécurité alimentaire (9% des races de mammifères utilisées à des fins agricoles ont disparu, 1000 sont menacées sur un total de 6190 races).


Le rapport indique également un déclin global des populations au sein des espèces de vertébrés sauvages depuis 50 ans. WWF chiffre cette régression à 68% entre 1970 et 2016. On insistera particulièrement là-dessus, car si la disparition d'espèces a davantage tendance à émouvoir l'opinion publique (surtout si elles sont charismatiques, comme l'ours brun ou le panda géant) il n'en est pas de même de l'individu au sein des espèces animales et végétales : seul Homo Sapiens semble bénéficier ici de l'empathie de ses pairs.


Pour traduire ces données chiffrées en mots, de plus en plus de personnes emploient l'expression de 6ème extinction de masse, une notion controversée mais adoptée par certains acteurs institutionnels comme le ministère de la transition écologique.


"On pourra toujours faire pousser du maïs OGM" ?


Ou aller sur Mars avec Elon Musk, si d'aventure il acceptait de nous emmener avec lui ?


Maintenant que nous avons quelques clés en main, il est temps de répondre à notre question initiale : sommes nous concernés par l'effondrement de la biodiversité ? Soyons honnêtes, on a tous ignoré au moins une fois un employé Greenpeace ou WWF voulant nous sensibiliser à la cause de l’éléphant congolais ou à la sauvegarde du tigre sauvage. On a regardé nos pompes ou levé les yeux haut vers le ciel, et sensiblement modifié notre trajectoire. On était pressé, on avait mieux à faire comme aller s'abreuver de fast fashion dans la rue commerçante. Pourtant voilà : il se pourrait bien que l'érosion de la biodiversité soit la première de nos priorités. Pourquoi ? Déjà parce-que le rythme d'extinction observé est anormal. À ceux qui seraient tentés de relativiser en arguant que "Il y a toujours eu des extinctions d'espèces, c'est le cours de la vie, la marche de l'évolution", l'IPBES répond que cette fois, ça va au moins 10 à 100 fois plus vite que la moyenne des 10 millions dernières années. Et si nous ne faisons rien, ce rythme s’accélérera encore. Ensuite, il faut souligner que nous autres humains sommes les premiers concernés, tout simplement car nous sommes responsables de cette érosion du vivant. Les causes premières étant : le changement d'affectation des terres (pour l'agriculture, l'artificialisation des sols...) et des mers, puis l'exploitation directe de certains organismes (pratiques de pêche intensives). Arrive en troisième position le changement climatique, puis la pollution et enfin l'introduction d'espèces exotiques envahissantes. Nous devons ici nous remémorer que le vivant a une valeur propre, qu'il n'a pas été mis à notre disposition selon l'usage que nous souhaitons en faire, et qu'il est dès lors inacceptable de le détériorer voire d'en tuer allègrement des pans entiers. Enfin, pour adopter une posture plus anthropocentriste qui parlera à tous, il est nécessaire de prendre conscience que nous n'irons pas loin en nous amputant d'une large partie de notre écosystème. Selon l'IPBES, 75% de nos cultures reposent sur cet incroyable service qui nous est rendu par la nature, à savoir la pollinisation. Et quand bien même on réussissait à faire pousser du maïs OGM sur une terre pauvre (on peut en douter), ça risque d'être drôlement triste comme existence pour les gourmands, aussi triste que la vie sur Mars promise par Elon Musk pour les esthètes.


Les points sur les i


Dans le film "Animal" de Cyril Dion, les deux jeunes protagonistes Bella Lack et Vipulan Puwaneswaran regardent un ver de terre. Ils sont au Kenya, accompagnés de l'entomologiste Dino Martins qui leur fait remarquer que si l'humanité venait à disparaître, les vers de terre n'en seraient pas dérangés le moins du monde. Si les vers de terre disparaissaient en revanche, avec leur rôle essentiel dans l'oxygénation et la fertilisation des sols, nous aurions peu de chances de survivre. Tout cela pour se remettre en tête une petite chose toute simple : nous faisons partie de cet écosystème que nous maltraitons. Un événement mondial qui dure depuis maintenant deux ans aurait du nous mettre la puce à l'oreille, mais il semble que tout le monde soit passé à côté : la pandémie de Covid 19. Vraisemblablement causée par un coronavirus d'origine animale, cette épidémie serait née de ce que l'on appelle une maladie zoonotique, dont les facteurs clés d'émergence sont : la surexploitation des ressources naturelles, la dégradation de l’environnement, de la biodiversité et le changement climatique. On a comme une impression de déjà-vu...


Un tweet du 29 octobre 2020 sur le compte officiel de l'IPBES


De quoi remettre les pieds sur terre.


Et maintenant, on fait quoi ?


Il y a de moins en moins de vie, certes, mais tant qu'il y en a encore il y a de l'espoir. L'humain a sa place dans l’écosystème terrestre : avant de nuire au vivant, Homo Sapiens a d'ailleurs participé au développement d'une biodiversité originale issue de ses activités agricole. Il est encore possible d'arrêter l'hémorragie, nous dit l'IPBES, à condition de prendre des mesures dès maintenant. La dernière partie du rapport de 2019 est ainsi consacrée aux solutions à mettre en place. Les experts recommandent, avant toute chose, de respecter les objectifs fixés lors de la conférence mondiale sur la biodiversité de Nagoya (2010) : les zones protégées doivent être choisies judicieusement en prenant en compte les surfaces nécessaires à l'accomplissement de tout le cycle de vie des espèces. On peut citer ici l'exemple inspirant du Costa Rica, abritant 6% de la biodiversité mondiale et dont 25 % du territoire est occupé par des parcs nationaux et des réserves. Il y a encore le projet ambitieux de Francis Hallé pour la renaissance d'une forêt primaire en Europe de l'Ouest. Le rapport préconise encore une approche intersectorielle, avec des compromis nécessaires entre la production alimentaire et la production d'énergie par exemple. Autre élément clé : l'évolution nécessaire des systèmes économiques et financiers mondiaux, et l'incitation à sortir du paradigme des indicateurs classiques comme le PIB pour prendre en compte d'autres paramètres, comme la qualité de vie. Du côté urbain, on prône les "infrastructures vertes" avec la création et le maintien d'espaces verts, le développement de l'agriculture urbaine ou encore des toits végétalisés. On encourage enfin les décideurs à reconnaître la valeur des savoirs et pratiques des peuples indigènes.


Quant à vous et moi, nous pouvons :


- Contribuer à la récolte de données en participant à des programmes de sciences participatives.

- Se révolter, lutter contre l'artificialisation des milieux. Ici la carte des luttes contre les grands projets inutiles établie par Reporterre.

- Soutenir une ONG, une association de protection de la nature, ou donner de son temps en tant que bénévole (à la Ligue pour la Protection des Oiseaux par exemple).


Et surtout, surtout, retourner dans la nature, mettre ses doigts dans l'humus, sentir les écorces des arbres, regarder les étoiles et les variations de la lumière dans la forêt, mettre la tête sous l'eau et ouvrir les yeux même si ça pique, regarder les insectes comme lorsque l'on avait quatre ans et prêter attention au chant des oiseaux. Pour retrouver, enfin, un peu d'empathie pour ce saumon de l'Atlantique Nord.



Un séquoia géant en forêt de Fontainebleau


Pour aller plus loin :


La Liste rouge mondiale des espèces menacées de l'UICN

Le rapport planète vivante publié tous les deux ans par WWF

L’Office français de la biodiversité (OFB) est le dispositif de suivi de la biodiversité de référence en France

L'enquête de Reporterre sur la restauration écologique




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