Dans le cadre de notre rubrique Primaire La relève, nous donnons la voix aux jeunes adultes “en quête de sens”, dans leur vie personnelle comme au travail, vers plus de cohérence écologique. Aujourd'hui, nous vous présentons Maëlis Kuznik, 23 ans, apicultrice à Chevrières, en Isère (38). Brillante élève, elle nous explique ce qui l’a poussée à renoncer à la classe préparatoire ingénieur parisienne pour venir mettre les mains dans les ruches, et dessine pour nous les enjeux de l’apiculture contemporaine.
Qu’est-ce qui t’a poussée à choisir un métier au contact de la nature ? Maëlis Kuznik : C’est venu peu à peu au fil de mes réflexions quant à mon orientation, et de mes expériences post-bac. Au lycée, j’avais déjà une sensibilité aux enjeux écologiques, mais comme beaucoup d’autres, je n’avais pas beaucoup d’idées de futur métier. Ayant de bons résultats en bac S, on m’a poussée à faire une classe prépa PCSI (Physique Chimie Sciences de l’Ingénieur), puisque j’étais tentée de travailler dans les énergies renouvelables. En intégrant une classe préparatoire parisienne, j’ai reçu les félicitations de tout le monde: c’était génial, j’allais faire un super métier ! De mon côté, j’y allais avec le sentiment que j’allais être du côté de ceux qui imaginent des solutions face aux enjeux écologiques. Pourtant, j’ai vite ressenti que ma place n’était pas là. Il y avait un décalage. Quelle était la finalité de ces métiers ? J’avais envie de développer quelque chose de plus concret.
J’ai donc quitté la prépa pour faire une licence bio, ce qui m’a permis de passer plus de temps dans la campagne d’où je viens. Mon grand-père y a toujours eu des ruches, et c’est à ce moment-là que j’ai commencé à mettre les mains dedans. J’ai aimé le contact avec les abeilles, et j’ai choisi de poursuivre cette pratique, avec un Brevet Professionnel Responsable d’Exploitation Agricole (BPREA) en apiculture.
En tant que jeune adulte, c’était une prise de position difficile, une question presque identitaire : il fallait exister autrement qu’en tant que “ bonne élève.”
Dans ton métier d’apicultrice, comment se déroule une journée type ?
J’ai appris le métier au cours des trois dernières années auprès de Michaël, apiculteur à Murinais. J’ai commencé en alternance, et aujourd’hui je suis salariée.
Il n’y a pas vraiment de journée type, c’est un métier saisonnier. En travaillant avec les abeilles, nous travaillons selon la météo, le climat... En hiver, c’est surtout de l’entretien de matériel. Au printemps commence le suivi des ruches, puis les récoltes. Les abeilles domestiques nécessitent beaucoup de surveillance, avec un taux de perte des colonies d’environ 30%* chaque année. Il faut donc recréer les colonies perdues. On débute ce travail dès que possible, en créant de nouveaux essaims. Cela passe par l’élevage des reines, car la reine est la seule abeille capable de donner vie à d’autres abeilles. La qualité d’un essaim dépend de la qualité de sa reine, qui donne sa génétique aux autres abeilles.
Je vois les abeilles comme un superorganisme : l’individu, c’est la colonie. Cela questionne notre rapport au monde, on réalise qu’on fait partie d’un grand tout.
Quelles sont les difficultés actuelles liées à la pratique de l’apiculture ? L’apiculture est interdépendante du climat, des pratiques des agriculteurs et des riverains alentours... Les abeilles butinent à 3 km à la ronde, et aujourd’hui la ressource alimentaire n’est pas toujours favorable. La pratique de la monoculture et le remembrement des exploitations ont entraîné la destruction des haies mellifères*. On a une floraison à certains moments de l’année, puis plus rien durant parfois plusieurs semaines consécutives. En tant qu’apiculteurs, nous sommes donc contraints de transhumer. On déplace les ruches la nuit, afin de rapprocher les abeilles des lieux de floraison. Autrement, si la disette est trop grande et que nos colonies meurent de faim, on les nourrit au sirop ou au candi (une pâte de sucre).
Il y a aussi le traitement des cultures, qui peut être néfaste pour les abeilles. Un autre enjeu est celui du changement climatique.
Les abeilles et les plantes coévoluent depuis des millénaires, mais aujourd’hui, avec le décalage des floraisons, l’adaptation est difficile.
Il faut savoir que la production de miel dépend du nectar, qui est composé majoritairement d’eau. Avec les sécheresses et le stress hydrique, les plantes en produisent moins.
Enfin, les abeilles sont soumises à certains parasites et prédateurs. Les deux plus problématiques pour ma région sont le varroa, un acarien apparu en France dans les années 1980, ainsi que le frelon asiatique, une espèce exotique envahissante. Face à toutes ses pressions, l’activité apicole devient de moins en moins prévisible, et donc de plus en plus technique.
Selon toi, quels seraient les leviers permettant de répondre à ces enjeux ?
Pour protéger les abeilles, il faut recréer un environnement qui leur soit favorable. Cela passe par les agriculteurs comme les particuliers, en passant par certaines décisions politiques. Au niveau individuel, on peut par exemple planter des haies mellifères, ou pourquoi pas des fruitiers. Il existe tellement de plantes bénéfiques pour les abeilles ! Encore moins compliqué que de planter, on peut pratiquer une tonte raisonnée. Ainsi, on maintient plus longtemps certaines plantes sauvages dont les abeilles se nourrissent : par exemple les lamiers, les pissenlits ou encore les trèfles. En tant qu’apiculteurs, on ne maîtrise pas qui achète le terrain d’à côté, mais je pense que la cohabitation est souvent possible.
Quels sont tes projets en cours ? Et comment te projettes-tu dans le futur ?
Aujourd’hui, en plus de mon activité salariée, j’ai une vingtaine de ruches chez moi. J’espère en avoir 30 à 40 en fin de saison, peut-être 80 l’année d’après.
Pour la suite, je réfléchis à une double activité. Avec moins de contraintes économiques sur l’activité apicole, j’aurais plus de liberté pour réfléchir à des solutions, expérimenter, faire des tests… Je tiens à pouvoir me permettre tout ça, parce que c’est pour ça que j’ai été tant attirée par l’apiculture au départ. Aujourd’hui, on est dans un monde où l’énergie est gratuite ou presque, et l’apiculture telle qu’elle est pratiquée nécessite au final pas mal d’intrants, entre le carburant pour les transhumances ainsi que le nourrissement.
J’aimerais revenir à une apiculture ou l’on a moins besoin de transhumer ou de nourrir. D'ailleurs, j'ai déjà déplacé des ruches en vélo-cargo !
Qu’est-ce que cela implique, de faire le choix de la ruralité lorsque l’on est jeune ?
Ça ouvre des possibilités infinies ! Il y a toujours des choses à faire dehors, quelque chose à bricoler... C’est un environnement très stimulant. Aujourd’hui, c’est vrai que la majorité de la population est urbaine, et qu’il peut être difficile de rencontrer d’autres jeunes en milieu rural. Mais on y arrive ! Et les liens que nous tissons sont très forts.
Qu’est-ce qui est Primaire pour toi, autrement dit, qu’est-ce qui est non négociable ?
L’envie de vouloir contribuer à un monde meilleur, et l’espoir qu’on y arrive. Aujourd’hui, je dirais que mon besoin est d’arriver à une cohérence globale, avec des gens qui mettent de la volonté pour que les choses changent. Et où, ce que je fais quotidiennement à mon échelle n’est pas perdu d’avance.
*Lors de l’hiver 2021-2022, on estime en moyenne à 26,7 % les pertes des colonies d’abeilles domestiques (incluant les colonies mortes, bourdonneuses, faibles et accidentées), dont 17,9 % de colonies mortes, selon l’enquête nationale de la plateforme ESA (épidémio-surveillance en santé animale).
* Les plantes mellifères sont les plantes produisant de bonnes quantités de nectar et de pollen de bonne qualité et accessibles par les abeilles.
Comentários